La Socialisation de genre

Quand je suis emmenée à discuter de non-conformité dans le genre avec des enseignants.es, même ceux et celles ayant accumulé plusieurs dizaines d’années de pratique, c’est toujours le même genre de remémoration : « Ah oui, j’avais ce garçon il y a cinq ans, Un-Tel, il voulait toujours jouer au coiffeur! » ; ou bien « Ma petite Une-Telle, l’an dernier, avec ses cheveux rasés, qui était toujours à bosser tout le monde! ». Ce sont des cas isolés, toujours, et certainement pas la norme, car tous les enfants apprennent à un moment ou l’autre qu’il est préférable pour eux de se conformer aux attentes, par rapport à leur genre assigné à la naissance : c’est ce qu’on appelle la socialisation de genre, que nous explorerons dans ce billet.

On ne les voit pas, mais pourtant, les enfants non-conformes dans le genre sont légions; ils sont simplement invisibilisés dans toutes les sphères de la vie des enfants. Un exemple éloquent : une étude française révélait qu’une majorité de garçons aimait jouer à la poupée, mais qu’une infime minorité osait y jouer en compagnie de quelqu’un d’autre ‒ le plus souvent une soeur (1). La pression et un mélange de gêne, de culpabilité et de honte font en sorte que plusieurs enfants à l’expression ou l’identité de genre atypiques préfèrent garder leurs « secrets » dans le confort de leur chambre à coucher.

Cet article sera divisé en trois billets :

1. La socialisation du genre, dans lequel nous explorerons comment le genre est construit chez les enfants;

2. Les bébés pigeons (encore) visibles dans la salle de classe, dans lequel nous verrons quels sont les besoins particuliers des enfants à l’expression de genre atypiques dans la salle de classe et comment éviter leur invisibilisation;

3. Les bébés pigeons invisibles, finalement, dans lequel sera abordé l’invisibilisation des enfants non-conformes dans le genre et transgenres.

La socialisation de genre

L’intersectionnalité

Les enfants sont socialisés en fonction de plusieurs facteurs, comme la classe, la race ou le sexe, selon des modèles homme / femme, pauvre / riche, blanc / racisé, etc. Les effets combinés de la domination de certains de ces groupes sur d’autres sont considérés comme relevant de l’intersectionnalité, qui désigne la situation d’individus « subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société » (selon Wikipédia). La construction du genre d’un enfant sera inévitablement teinté par les autres facteurs de race et de classe : par exemple, les attentes de genre envers un enfant mâle racisé issu des classes populaires seront très différentes des attentes de genre envers un autre enfant mâle, mais blanc et issu d’une classe aisée.

Pour résumer rapidement une prémisse de base de l’intersectionnalité liée au genre, les attentes d’une communauté envers la conformité de genre d’un enfant augmentent proportionnellement aux oppressions vécues par cette communauté, comme l’oppression raciale, l’oppression sexiste ou encore l’oppression économique. Il est à noter que l’éducation est généralement cruciale dans l’acceptation du genre atypique d’un enfant de la part des parents.

Il importe donc de prendre en compte l’intersectionnalité dans l’étude de la socialisation de genre d’un enfant, puisque les attentes, les permissions ou les attitudes envers un genre donné diffère d’une classe à l’autre, d’une culture à l’autre ou encore selon l’intensité de l’oppression vécue par un groupe d’individus, qui anticipera alors plus ou moins de danger dans l’expression de la non-conformité de genre d’un enfant issu de cette communauté : les parents d’un enfant non-conforme dans le genre issus des classes populaires auront davantage à perdre que les parents d’un enfant non-conforme dans le genre issus des classes aisées, et seront d’autant plus enclins à réduire l’expression de genre de leur enfant au foyer familial, par exemple.

La pression de la conformité

Cela dit, la socialisation de genre d’un enfant commence dès l’échographie : déjà, à l’état de foetus, les parents s’adressent différemment à un enfant encore à naître, employant un ton plus doux et chantonnant pour les foetus femelles que pour les mâles, pour qui on réserve un ton plus fort et rieur. Sachant le sexe de leur enfant, les parents le projète déjà dans l’avenir et lui impose déjà, dans cette imagerie mentale, des normes et des stéréotypes appliqués au sexe de leur enfant. À la sortie du ventre, l’univers de l’enfant est déjà fortement sexué, tant par les jouets qu’on lui offre, par les réactions positives ou négatives face à ses comportements ‒ les mêmes pleurs seront perçus chez un bébé femelle comme étant de la tristesse, alors que si l’enfant a un pénis, les parents y liront de la colère; à peine âgés de quelques jours, on parle aux mâles en donnant davantage de directives, d’ordres, alors qu’on « suggère » au bébé femelle, on lui converse davantage qu’au garçon (2) ‒ par les signaux qu’il ou elle reçoit des rôles parentaux, souvent hétéronormatifs, ainsi que par les messages médiatiques très puissants qu’il reçoit ‒ la plupart des produits culturels illustrant les femmes effectuant des tâches domestiques à l’intérieur, alors que les hommes sont illustrés derrière un bureau ou vaquant à des divertissements à l’extérieur.

Ces fameux comportements innés

Les poupons sont donc bombardés de messages genrés dès leur conception : que ces enfants soient non-conformes dans le genre ou non, la manière dont ils percevront la binarité homme / femme est donc solidement ancrée dans leur « cosmologie », la manière dont ils et elles comprennent le monde. L’argument « biologique » de l’influence de la nature dans la construction du genre est ici difficilement tenable, étant donné la pression énorme que subit l’enfant pour se conformer au genre social typiquement associé à son sexe. D’autant plus qu’aucun neurologue n’ose se prononcer sur le terrain litigieux du sexe des cerveaux : pour un article démontrant que les cerveaux des mâles et des femelles diffèrent, dix étaleront des résultats inverses. Les médias font souvent leurs chous gras d’études prouvant une fois pour toutes que le cerveau des mâles s’identifiant comme garçon et celui des femelles s’identifiant comme filles fonctionnent différemment : quelle surprise, si pendant des années, on les a socialisés différemment, en jouant plus volontiers au ballon avec le mâle et à la dinette avec la femelle! La différence de configuration des cerveaux apparaît comme une évidence, puisqu’on agit différemment, en tant que société, avec les filles qu’avec les garçons.

En ce qui concerne ce faux débat sur le genre des cerveaux, il faut bien comprendre une chose : il est présentement impossible pour la science de prétendre étudier le comportement et la configuration du cerveau d’un enfant « neutre », qui n’aurait pas été influencé par une tonne de pression quant à son genre. Dans tous les cas, le cerveau se sera déjà formé par rapport à des messages qu’on lui aura envoyés, on l’a vu, depuis l’état de foetus. Quant aux tout jeunes enfants qui semblent « naturellement » incarner le genre typiquement associé à son sexe, il faut compter le nombre de fois qu’ils ou elles ont été exposés.es à ces comportements de la part d’adultes, d’enfants plus vieux, de personnages de la télévision, etc. Vous en conviendrez, nous avons davantage affaire à des cas de mimétisme qu’à l’expression « naturelle » d’un quelconque pattern hormonal, sexuelle ou biologique. La pression que les jeunes enfants subissent quant à la construction de leur genre, que ce soit par les tons différents que l’on emploie selon leur sexe ou par les jouets qu’on leur offre ou qu’on leur dénigre, envoient des messages beaucoup plus puissants que nous sommes portés à le croire quant à la place que cet enfant doit occuper dans la société, ainsi que les relations de pouvoir entre mâles et femelles et entre hommes et femmes.

La famille constitue le premier espace de socialisation de genre d’un enfant : s’ensuivent la garderie ou les espaces culturels, dont la télévision est souvent le principal vecteur. L’école demeure toutefois l’espace de socialisation de genre le plus important pour l’enfant, puisque c’est là qu’il ou elle subie le plus de pression à se conformer aux attentes face à son genre assigné à la naissance.

De la binarité des genres au spectre des genres

Les mouvements de reconnaissance de la créativité de genre chez les enfants, souvent constitués de parents supportant l’expression, la présentation ou l’identité de genre de leur enfant, font figures de pionniers dans le domaine, et suivent les précepts de la théorie queer qui comprennent le genre dans un modèle de « spectre » plutôt que dans un modèle binaire. Ainsi, les enfants non-conformes dans le genre, qu’ils s’identifient comme indépendants, fluides, variants ou créatifs dans le genre, se situent simplement quelque part dans ce spectre, entre féminin et masculin, ni l’un ni l’autre ou les deux en même temps, plutôt que cantonné dans un pôle de la binarité.

Malheureusement, on tente encore, à tort ou à raison, d’expliquer l’existence d’enfants non-conformes dans le genre, transgenres ou intersexes par des dérèglements hormonaux ou biologiques ‒ il y a vingt ans, on aurait également ajouté à cette liste les adultes homosexuels et les enfants protogais. Ce raisonnement induit une vision essentialiste, utilitariste et hétéronormative de la nature, c’est-à-dire que le prérequis, l’utilité et la fin de celle-ci dicteraient des comportements et des agencements particuliers, sans quoi la vie serait « contre-nature », un qualificatif qui semble ressurgir en France en cette ère post-mariage-pour-tous. Cette vision est relativement récente dans l’histoire de l’humanité, et peut être assimilée à la volonté intellectuelle et encyclopédique de classer et expliquer l’expérience humaine selon un calcul de « rentabilité » : par exemple, l’invention du concept d’hétérosexualité concorde avec l’apparition des premières manufactures, pour qui la productivité était le principal facteur de détermination de la valeur. Sans productivité, pas de nécessité : on comprend alors que seul l’hétérosexualité est rentable et souhaitable (3). On parle alors d’économie des corps, et tout le monde est touché, d’une manière ou d’une autre ; particulièrement ceux qui ne correspondent pas à l’idée qu’on se fait d’une femelle ou d’un mâle.

L’idée que les enfants doivent se conformer à un genre en particulier est très récente, comme on le verra dans un billet ultérieur. Ce que l’on comprendra aujourd’hui, c’est que cette idée existe, et que très souvent, elle s’adonne bien avec le désir de l’enfant de se conformer à ce que l’on attend de lui, ainsi qu’à son genre d’identification. Mais comme la nature est toute sauf binaire, nombre d’enfants ne cadreront pas tout à fait avec les attentes envers leur genre assigné à la naissance, à divers degrés ( tout comme, d’ailleurs, les organes génitaux des enfants intersexes peuvent ne pas correspondre aux attentes médicales envers un sexe qui leur serait intrinsèquement « véritable »…). Ainsi, que les enfants s’identifient ou non à leur genre assigné à la naissance, la plupart passeront à travers une période d’essai-erreur, avant de bien comprendre les attentes de la société envers leur genre.

Fiou! C’est juste une phase!

Mais le problème, aux yeux d’un large pan de la société, survient lorsque ces attentes ne concordent pas avec les goûts et préférences d’un enfant : l’enfant, adoptant des comportements ou affichant des préférences atypiques à son genre assigné à la naissance, est alors problématisé et observé scrupuleusement ‒ sans parler de l’éventualité où l’enfant s’identifierait carrément au genre opposé à celui assigné à la naissance. Tandis que l’enfant vieillit, il se peut que ces comportements, préférences ou identification s’estompent, souvent sous la pression des parents ou des pairs (car ces enfants ne sont pas dupes : même quand ces comportements sont acceptés ou célébrés, ils sont toujours mis sous le projecteur et présentés comme étant particuliers, originaux ou extravagants. Dans ces cas-là, une décision doit être prise par l’enfant : a-t-il le goût d’être constamment identifié comme étant particulier, original ou extravagant? Nous conviendront que même dans un contexte de renforcement positif, ce rôle peut s’avérer être assez lourd à porter…).

À ce moment-là, les adultes se féliciteront et seront soulagés qu’il ne s’agissait que d’une phase, donnant du crédit à la théorie de la destiné biologique, qui amène tout un chacun à adopter les comportements et préférences « pseudo-naturels » à son sexe, et la fillette rustre et bagarreuse deviendra une véritable petite princesse, et le garçon qu’on considérait autrefois comme étant hypersensible et efféminé agira enfin « comme un vrai petit gars », les traits atypiques ayant été refoulés pour mieux être explorés plus tard par un psychanalyste ou pour se traduire en divers comportements bien plus problématiques, tels que l’anxiété ou la dépression juvéniles, qui pourront se présenter sous forme d’affaissement des résultats scolaires, de perte d’appétit ou d’enthousiasme, de décrochage scolaire, etc (4). Il se peut aussi que l’enfant ait simplement abandonné le combat constant qu’induit l’expression ou la présentation de genre non-conformes dans notre société. Un drapeau blanc, ça se peut. Sinon, il se peut aussi que l’enfant persiste dans ces comportements, préférences et identification : dans ce cas-là, on parlera de non-conformité dans le genre ou de transgendérisme, dans le cas de l’identification au genre opposé à la naissance.

Dès lors qu’un enfant est reconnu dans son expression ou son identité de genre, deux scénarii se dessinent : le premier, plus positif, est celui de l’acceptation, et surtout de la célébration de la part des parents; le deuxième, plus pratique, est celui du marchandage du genre, menant le plus souvent du temps à l’invisibilisation des enfants non-conformes dans le genre.

Nous verrons dans le prochain billet quelles sont les répercussions des choix des parents, et comment travailler à éviter l’invisibilité des bébés pigeons.

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(1) Brougère, G., « Les Expériences ludiques des filles et des garçons », in Lemel, Y., Roudet, B., Filles et garçons jusqu’à l’adolescence. Socialisations différencielles, Paris, L’Harmattan, 1999.

(2) Cromer S., Dauphin S., Naudier D., « L’enfance, laboratoire du genre. Introduction », Cahier du genre, 49 (2), 2010

(3) Je vous recommande de lire Foucault à ce sujet. Tout Foucault. L’été, ça sert à ça : lire tout Foucault.

(4) Voir le rapport éclairant de Line Chamberland et al. : La Transphobie en milieu scolaire (2011), produit par la Chaire de recherche sur l’homophobie.