Les hommes qui enseignent au primaire : entre modèles et stéréotypes

Commençons par une petite citation :

« La masculinité est de moins en moins représentée à l’école, dit Patrick Huard. Le problème, c’est que les p’tits gars ont besoin de modèles. On a beaucoup travaillé, depuis 25 ans, sur l’égalité des sexes, sur nos points communs… jusqu’à en oublier nos différences ! Pourtant, c’est ça, la beauté de la chose. On n’est pas pareil. » (1)

Cette citation est problématique à plusieurs égards.

1. Elle présuppose l’existence de modèles masculins courant les rues

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un modèle masculin? Est-ce qu’un homme efféminé est considéré comme un modèle masculin? Est-ce qu’un homme dont la profession est d’enseigner au primaire est considéré comme un modèle masculin?

Voilà le noeud du problème : l’acte d’éduquer les enfants est largement perçu, dans notre société, comme étant un emploi de second plan, un emploi de subordonné, donc de femmes. Ce sont, dans notre imaginaire, les fillettes qui alignent leurs toutous ou leurs poupées devant un tableau imaginaire ; le garçon qui se livrera à l’exercice sera, au mieux, regardé croche, au pire, considéré comme déviant et médicalisé. Je vous pose donc la question : peut-on être à la fois un enseignant qualifié et être considéré comme un modèle masculin par notre société?

Vous savez, ces fameux modèles masculins, qui ouvrent les pots de cornichons pour les demoiselles en détresse, s’entrainent et font du sport deux fois semaine, et parsèment leur propos de jokes sexistes pour faire rire les autres garçons, comme tout mâle alpha?

Je connais plusieurs enseignants s’identifiant comme homme qui valent bien mieux que ça, sans correspondre du tout au ‘’modèle masculin’’ (la plupart sont au secondaire, êtes-vous étonnés?)

2. Elle affirme que les garçons ont besoin de modèles masculins;

Très souvent, on entendra parler de l’importance des modèles masculins dans la salle de classe pour deux raisons principales, selon Sargent (2005) :

a) Parce qu’un garçon est considéré comme efféminé (et la présence du papa est implicitement jugée insuffisante pour booster la masculinité du ‘’pauvre petit’’, ou on croit que de l’entourer exclusivement d’hommes lui fera adopter des comportements typiquement masculins);

b) Parce que le père d’un garçon est absent (no offense, monsieur Huard) et pour éviter le malheur que causerait le fait de mettre ce garçon en présence de femmes uniquement, car cela pourrait… non, je ne veux meme pas y penser!

Vous avez bien compris : dans les deux cas, c’est de l’hétérosexisme (homophobie).

Les enfants n’ont pas besoin qu’on leur impose des modèles : la construction de l’identité, c’est d’aller chercher par soi-même les attributs et les valeurs qu’on juge bonnes, ça ne s’impose pas, et de plus, la pression sociale pour se conformer à certains stéréotypes de genre fait en sorte qu’un enseignant au primaire ne satisfaisant pas aux exigences de la société en termes de masculinité sera disqualifié d’emblée, par les parents et, par ricochet, les élèves.

C’est une des plus belles contradictions de ce débat : il suppose que les garçons sont naturellement enclins à la masculinité… mais qu’il leur faut absolument un mentor pour la leur enseigner. (2)

3. Elle suppose que les enseignants assignés mâles à la naissance performeront une masculinité traditionnelle;

Cela met énormément de poids sur les épaules des enseignants. D’après les enquêtes menées par Sargent (2005) auprès des directions d’école, que l’enseignant soit qualifié ou non importe peu : non seulement on placera exprès les enfants dissipés ou hyperactifs dans sa classe, mais chaque fois qu’il y aura des boîtes à soulever ou des meubles à bouger, cela sera de son ressort. Il s’agit d’un phénomène que l’on constate dans la plupart des domaines fortement étiquetés d’un genre en particulier : l’employé.e du genre opposé à celui attendu sera davantage sollicité pour les tâches connexes.

Les masculinistes de tout acabits seraient tentés ici d’établir un lien entre tâche connexes et sexisme inversé : hors, c’est un sexisme tout traditionnel qui est à l’oeuvre ici (voir point 5).

4. Elle considère d’emblée que les enseignants s’identifiant comme homme enseignent différemment que les enseignantes s’identifiant comme femme;

Pourtant, les étudiants et les étudiantes du BAC en enseignement primaire et éducation préscolaire apprennent les mêmes techniques de gestion de classe. Je dis ça de même… Les garçons du BAC auraient-ils reçus des cours de discipline duquel on aurait systématiquement exclu les filles?

Comme je le mentionnais au point 3, on va déjà mettre tous les élèves ayant des problèmes de comportement dans la classe du point de repère masculin, ce phare de virilité dans un océan d’oestrogène. Un homme, ça a de l’autorité (hein? qu’est-ce que j’entends? sont-ce les sirènes du privilège masculin?), alors ça va te discipliner ça, ces ti-poutes. Parce qu’un homme, ça fait de la discipline, les enfants connaissent le refrain : c’est aussi ce que la société attend de leur papa.

Évidemment, que l’homme qui enseigne fera davantage de discipline : on a mis tous les élèves ayant des problèmes de comportement dans sa classe!

5. Elle propose comme explication que c’est la lutte pour l’égalité entre les genres qui a fait qu’on considère approprié le fait qu’il n’y ait que des enseignantes s’identifiant comme femmes au primaire.

Pire, elle présuppose une variance de masculinisme qui prétendrait que les femmes auraient tant de pouvoir à l’école primaire, que les garçons seraient quasiment poussés directement vers le décrochage. Rien n’est moins vrai.

Il est de bon goût, dans les médias, de faire un lien entre motivation scolaire chez les garçons et forte présence d’enseignantes. Je vous épargnerai tout ce que j’estime être du ressort du sexisme dans cette affirmation, on ne serait pas sorti du bois. (3)

Toutefois, je vous dirai que l’éducation des enfants, bien que primordiale et essentielle, est encore un domaine considéré sans avenir et dégradant par une grande frange de la société : on n’a qu’à voir le traitement médiatique que subissent les enseignant.e.s pour s’en apercevoir. Le domaine de l’éducation n’est pas valorisé, surtout pas chez les garçons, qui peuvent faire mieux. Mais les filles, c’est tellement naturel pour elles (puisqu’on a découragé les garçons de jouer à l’enseignant, faut-il le rappeler…).

Ce n’est pas tout : l’extrême suspicion et la grande vigilance auxquelles doit faire face tout enseignant s’identifiant comme homme n’est pas sans rappeler le fait que ce qu’on attend de l’homme, c’est qu’il démontre ses capacités, qu’il fasse preuve d’autorité et de pouvoir sur les autres. Ce sont des présuppositions résolument sexistes, qui reproduisent le schéma de la masculinité hégémonique, qui font que l’on préfère les hommes à la direction ou, au pire, au gymnase.

Mais un ‘’modèle masculin’’, tel que la société l’entend, dans une classe du préscolaire, par exemple? Je ne suis pas certaine que vous en vouliez vous-même, monsieur Huard.

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(1) Pour lire ce merveilleux article, ironiquement classé dans la section ‘’maman’’ de Yahoo! :  http://fr-ca.etre.yahoo.com/blogues/maman-24-7/ou-sont-les-hommes-dans-les-ecoles-primaires.html

(2) Une parenthèse sur les filles confrontées à un de ces ‘’modèles masculins’’ : la présence d’un homme dans la classe, qu’il soit un emblème de virilité dégoulinant de testostérone ou finement parfumé, est automatiquement suspecte. Et s’il la prend sur ses genoux, WATCH OUT. Oui oui, même au préscolaire! Après, les hommes ont de ces pulsions… en fait, on s’attend à ce qu’ils aient ces pulsions… on ESPÈRE qu’ils ont ces pulsions… sinon, ce serait bizarre qu’un homme n’ayant aucune pulsion de ce genre enseigne aux garçons, non? D’un coup qu’il serait… ah non, je ne veux pas y penser!

(3) Je soulignerai toutefois que, de la même manière qu’on décourage implicitement les hommes à enseigner au préscolaire ou au primaire, en les épiant, en auscultant chacun de leur gestes, la réussite scolaire, dans les classes moyennes ouvrières ou moins aisées, est toute aussi suspecte. La réussite scolaire, comme l’amour de l’école, dans notre société, est une affaire de fille. Si le garçon réussit (préférablement en math) c’est qu’il y sera naturellement enclin; ça ne sert à rien d’étudier, puisque même les enseignant.e.s considèrent que les garçons ne font que ‘’ne pas utiliser le plein potentiel’’, alors que les filles ‘’font leur possible’’ (Duru-Bellat, encore).

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