Naître dans le bon corps

On m’interviewait récemment dans la foulée de la publication, dans le Huffington Post, d’un article proposant un changement de paradigme entre la lutte contre l’homophobie et la lutte contre le cissexisme (1). Durant cette entrevue, en parlant des enfants transgenres, l’animateur a laissé entendre que ces enfants étaient nés « dans le mauvais corps ». J’ai donc saisi la balle au bond, puisque cette image est beaucoup trop présente dans les médias pour ce qu’elle est réellement : une image, une vue de l’esprit, un lieu commun au mieux utile, au pire néfaste dans la relation qu’entretiennent les individus trans*, et plus particulièrement les enfants, avec leur corps.

Ce qu’on veut dire réellement

« Être né.e dans le mauvais corps », c’est une image. D’habitude, on entend par là qu’un individu a été assigné d’un genre à la naissance, mais que celui-ci s’est éventuellement identifié d’un autre genre. L’image fait bien sûr référence au regard que l’adulte a posé sur l’enfant à sa naissance (directement ou via une échographie) ; si le corps de l’enfant avait présenté des attributs traditionnellement associés à l’autre genre, l’individu n’aurait pas ainsi été mégenré (2). La mythologie sociale considère ce regard comme particulièrement signifiant, car si le regard de l’adulte sur son corps n’avait pas défini l’expérience de genre de l’enfant, ce corps n’aurait pas été considéré comme « mauvais ».

Quelques pistes de compréhension

1. La définition d’un corps ne se limite pas à ses organes génitaux : les individus trans*, enfant comme adulte, peuvent très bien se considérer être « nés dans le bon corps ». Celui-ci nécessitera peut-être, si la transition s’est effectuée après la puberté, certains « aménagements »; toutefois, ce ne sont pas tous les corps qui seront jugés inadéquats.

2. Les notions de « corps de femme » et de « corps d’homme » sont des construits sociaux : c’est parce que nous comprenons certains attributs comme étant strictement d’un sexe ou de l’autre que ces notions existent. Pourtant, le poil ou les muscles n’ont pas de genre : ce sont par les attentes de la société envers leur distribution sur un corps que l’association entre le « naturel » et la construction sociale s’auto-régule.

3. Si j’affirme être d’un certain genre, mon corps l’est aussi : la réappropriation du corps passe par l’affirmation que notre corps est une des expressions de notre identité, malgré ce qu’en dira la société : c’est ainsi que des femmes peuvent être poilues et musclées, et des hommes imberbes et délicats, ou même que

4. Certains hommes ont des vulves, et certaines femmes ont des pénis. Get over it. Si nous avons le pouvoir de décider de la signification de notre corps, pourquoi la société aurait-elle un quelconque droit de regard sur notre propre définition de nos attributs génitaux? Le pénis d’une femme ne lui enlève pas se féminité, et pareil pour la vulve d’un homme. Ceux-ci ont très bien le droit de considérer leurs organes génitaux comme une des expressions de leur genre, en dépit du regard effronté de la société!

5. Votre regard importe. C’est lui qu’il faut changer, et non le sexe des individus trans* (ou intersexes). Très peu de gens se définissant comme trans* « changent de sexe »; ils affirment simplement leur identité de genre, parfois en réaménageant certains aspects de leur corps, qui reste le seul qu’ils auront : lorsque ces réaménagements auront été faits, qu’ils soient vestimentaires, structurels ou capillaires, leur corps sera le bon, et l’aura toujours été, excepté qu’il a pu être auparavant mal interprété.

6. Les prérequis, une fois explicitées, vous apparaitront ridicules. À combien de centimètres un « clitoris surdimensionné » est-il considéré comme étant plutôt un pénis? Quelle doit-être la largeur minimale de l’ouverture du vagin, pour être considéré « assez grand »? Comment choisit-on le sexe, si on observe la présence d’un clitoris, mais l’absence de vagin? C’est ce genre de questions que les médecins peuvent se poser, quand ils ont entre les mains un bébé naissant. De plus, figurez-vous qu’ils prétendront connaître la réponse! Et on ose dire qu’il n’existe que deux sexes bien définis…

7. Il n’y a pas de sexe mâle ou de sexe femelle, répétons-le : seulement des regards inquisiteurs et fabulateurs, qui inventent pour un pénis une destinée de pompier viril et sulfureux, et pour une vulve, des rêves d’institutrice docile et émotive. Le pénis et la vulve signifient ce qu’on veut bien leur faire signifier, et le tempérament docile ou sulfureux de l’enfant se développera en conséquent.

Ce que vous pouvez faire

Chaque fois qu’on explique que l’enfant trans* est « né dans le mauvais corps », c’est son regard sur son propre corps qui est influencé. La formule, bien que pratique pour expliquer à des masses ne s’étant, majoritairement, jamais posé de question sur la concordance entre leur identité et les attentes sociales liées à leurs organes génitaux, s’avère être particulièrement dévastatrice. Le désir de correspondre aux attentes sociales poussera certains individus trans* à subir toutes sortes de chirurgies pour satisfaire ces attentes, alors qu’ils n’en auront peut-être pas nécessairement besoin autrement : en effet, pour certains individus, il est vital de procéder à ces chirurgies, mais pour plusieurs, non.

Comme ces chirurgies ne sont accessibles qu’à l’âge de 16 ans, il importe donc, pour la santé et le bien-être des enfants trans*, de ne jamais laisser entendre que leur corps est inadéquat, et de réagir lorsqu’un tel lieu commun est énoncé.

Quant au regard social sur les organes génitaux, nul besoin de vous démontrer l’utilité de sensibiliser très tôt les enfants au fait qu’entre les deux pôles traditionnellement reconnus comme étant mâle ou femelle, il existe tout un spectre de réalités physiques, incluant l’intersexualité, et que les organes génitaux ne sont pas des déterminants définitifs pour reconnaître le genre d’un individu.

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(1) L’article en question : http://quebec.huffingtonpost.ca/sophie-genevieve-labelle/lutte-contre-cissexisme-ecoles_b_4557624.html

Pour écouter l’entrevue radiophonique, le lien est ici : http://montreal.radiox.com/emission/le_2_a_4/article/la_recherche_de_son_identite_de_genre

J’aimerais d’ailleurs en profiter pour souligner l’admirable travail des animateurs de CHOI-FM, qui m’ont permis, dans le plus grand des respects, de diriger la conversation comme je l’entendais.

(2) Mégenrer: néologisme constitué du radical genrer, signifiant attribuer un genre, et du préfixe -, signifiant d’une mauvaise manière.